Marie-Louise von Franz
(traduit et commenté par Loïs Le Tuault)
Ces conférences ont été présentées en anglais à l’Institut C. G. Jung de Zurich lors du semestre d’hiver 1959-1960. On peut en distinguer trois parties : la première est composée de cinq premières allocutions consacrées à l’analyse du Petit Prince et par là même de son auteur Antoine de Saint-Exupéry. La deuxième partie s’articule autour de trois conférences axées sur les rencontres et les cas cliniques de Marie-Louise von Franz. Et enfin, la dernière partie est constituée de quatre conférences consacrées à l’étude d’un roman allemand de Bruno Goetz, Das Reich ohne Raum (Le Royaume sans espace), publié pour la première fois en 1919. De ce roman, Marie-Louise von Franz dit dans sa version commentée, Eine Vision der Archetypen :
« Il est intéressant de noter qu’il a été écrit et publié avant la naissance du mouvement nazi en 1933, avant qu’Hitler ne rumine ses idées morbides. Bruno Goetz avait certainement un don prophétique sur ce qui allait arriver […] son livre anticipe tout le problème nazi, en le mettant en lumière sous l’angle du puer aeternus ».
La présente version se base sur la dernière révision du texte par l’autrice en 1987 et sur la version anglaise des Collected Works de Marie-Louise von Franz chez Chiron Publication. Ces conférences ont maintenant plus d’un demi-siècle et certains propos orientés vers la pathologie peuvent paraître aux yeux de notre époque quelque peu maladroits. Malgré la maîtrise remarquable de l’autrice pour la langue de Shakespeare qui n’est, rappelons-le, pas sa langue maternelle, le texte présenté ici — comme c’est le cas pour une grande partie des livres de Marie-Louise von Franz — est issu de conférences ou certains passages sont improvisés souvent en réponse aux questions de son auditoire. Même avec la révision de celui-ci par l’oratrice, il reste de nombreuses parties qui nécessiteraient un approfondissement autant du côté clinique que symbolique. Il existe donc d’importantes différences entre la sténographie originelle de ces conférences et la version que vous retrouverez ici. Les questions des auditeurs ont été alors directement intégrées dans la narration afin de gagner en cohérence et en lisibilité. Le titre du séminaire Le problème du puer aeternus est devenu puer aeternus affirmant par là même que l’archétype à une double dimension, négative et positive. Des passages ont été enlevés pour éviter certaines polémiques et d’autres, rajoutés pour préciser la pensée de Marie-Louise von Franz. Malgré son évolution, plus lissée, ce n’est en aucun cas un texte consensuel, car la position de son oratrice reste ferme, parfois même radicale, mais toute sa subtilité est d’amener en parallèle, des arguments contraires à ses propres affirmations, ce qui laisse au lecteur la capacité et le soin de déceler ce qu’il reconnaît, ou pas, au sein de sa propre psyché.
J’ai donc pris la liberté de rajouter quelques notes explicatives en bas de page afin de favoriser la compréhension générale du texte et le replacer dans son contexte historique. Il y a encore beaucoup de travail à effectuer autour de la recherche de l’image archétypique du puer et de ses représentations symboliques. Ce présent ouvrage est donc une invitation aux questionnements, à la conscientisation et à l’exploration de l’enfant, le puer à l’intérieur de soi-même, mais aussi, au sein de sa dimension collective.
Histoire d’une publication
Quand nous nous penchons sur l’ensemble des conférences, leurs histoires et même leurs genèses, nous pouvons nous apercevoir qu’il se joue parallèlement ou dans leurs sillages une véritable confrontation entre les opposés, indissociables et complémentaires : Puer-Senex, Féminin-Masculin, Anima-Animus, Créativité et Scientificité. La circumambulation et le travail de ce texte nous montrent que des enjeux complexes s’y dessinent. Ce séminaire a lieu dans une période assez tumultueuse, jalonnée par des tensions et des inquiétudes, cela un an et demi avant le décès de Jung, lui-même. Les travaux sur « Réponse à Job », sur « l’alchimie » et sur ses « Mémoires » l’ont beaucoup accaparé. Le père de la Psychologie des Profondeurs se fait extrêmement rare à l’institut, et peu nombreuses sont les personnes qui ont le loisir de pouvoir solliciter une audience avec lui.
« Le 23 janvier j’ai eu un léger infarctus suivi d’une angine de poitrine sans trop de gravité, ce qui m’a valu quatre semaines d’immobilisation chez moi avec interdiction de toute activité intellectuelle, donc de tout effort de concentration ».
C.G.Jung, Correspondance 1958-1961
Nous pouvons imaginer que la perspective de devenir orphelins plonge « les Jungiens » dans une inquiétude réelle face à leurs devenirs. Qui sera à même de montrer le futur chemin ? Sous quel critère ? Se fomente-t-il déjà des dissensions sur l’héritage théorique ? Quelle place prendre ? Et donc que faire de cette place que laisse Jung, vacante, malgré lui ? Bien sûr, ceux qui auront intégré la parole du maître sauront que la réponse ne peut être qu’en Soi à l’aide du senex et de son recul sur le monde physique, mais également grâce à la vitalité spontanée du puer.
On ne peut pas parler des conférences sur le puer aeternus sans parler de l’analyste américain James Hillman1. Hillman faisait partie de l’auditoire de ce séminaire, car il était dans sa dernière année de formation en tant qu’étudiant à l’institut C. G. Jung de Zurich. Ces conférences ont été publiées la première fois par Hillman lui-même lorsqu’il reprit Spring Publications en 1970, soit dix ans après. Très vite, la première édition du livre fut écoulée, victime de son succès, mais Hillman refusa de réimprimer l’ouvrage. En tant que directeur de Spring, il avait le dernier mot sur la liste des publications, cette œuvre classique ayant été mise au ban, malgré de nombreuses lettres du monde entier lui demandant sa réédition. Une décennie plus tard, l’ouvrage fut alors republié lors d’une deuxième puis une troisième édition par Daryl Sharp, analyste et éditeur canadien (en 1981 puis encore 2000). L’Amérique avait sans doute besoin de connaître la vérité sur le puer, à en croire ce qu’affirmait von Franz en 1970, « un problème particulièrement américain ».
D’après David Tacey2, qui a grandement contribué à la diffusion de la pensée jungienne en Australie, Hillman voulait voir le texte imprimé non pas pour le promouvoir, mais parce qu’il voulait le contester dans ses fondements. Il avait été en tant qu’homme intérieurement dévasté par l’approche du puer selon Marie-Louise von Franz. Hillman a déclaré, lors d’un de ses derniers séminaires publics sur le puer en 2010, qu’il s’était « senti insulté » par von Franz pendant sa formation à Zurich :
« C’était le début de ma lutte avec la tradition jungienne ». Pour lui, l’image moderne du puer se doit d’incarner un phénomène spirituel. Il est à tort « pathologisé » par les jungiens comme complexe.3 Il a protesté : « c’est toute une possibilité de développement spirituel chez les jeunes hommes ainsi que l’esprit et la culture qui est détruite au travers de la condamnation du puer. Cela signifie que nous attaquons notre propre possibilité créatrice »4. Hillman voulait que les jungiens « arrêtent de parler du puer en tant que problème » et se concentrent sur les aspects positifs du puer. Dick Russel nous confie dans sa biographie de James Hillman : 5 « Mon souci a été d’essayer de libérer le puer de la mère »6. Il soulignait que parler du Puer, seul, était absurde et qu’il fallait, bien sûr, le mettre en rapport avec le Senex son archétype opposé. Son premier travail a donc été publié dans cette veine Senex and Puer, un article présenté à la conférence d’Eranos en 19677. Puis vinrent deux autres articles pour étayer ses réflexions sur le sujet dans le journal Spring (en 1970 et en 1975), suivi d’une prise de position radicale sur le sujet, contre von Franz, HG Baynes, Erich Neumann et tous les jungiens classiques dans « The Great Mother, her son, her hero, and the Puer » (en 1973). Comme si, ces hommes ressentaient le besoin de défendre ce petit enfant, dans leur propre essence vitale. Est-ce que le génie du puer, ou comme le nomme l’autrice, dans sa dimension positive, l’enfant divin, se limite à sa seule naïveté et sa spontanéité ? Et est-ce que l’on peut considérer que l’opposé du puer aeternus serait le senex infaustus — conservateur, pessimiste et trop en recul sur les choses ? Le débat reste ouvert !
L’adolescence d’un concept
Marie-Louise von Franz s’inscrit par ces conférences, dans l’authentique tradition jungienne de l’enfant en tant qu’archétype — plus que la pathologie de l’enfant, assez peu traitée du vivant de Jung, hormis peut-être par Erich Neumann — au travers des travaux sur la mythologie du Fripon divin, du Trickster que Jung mena conjointement avec l’anthropologue Paul Radin. Depuis la parution de ce texte, de nombreux auteurs ont contribué à populariser le concept du Puer Aeternus. Le plus connu étant sans doute Dan Kyley au travers du syndrome de Peter Pan — et de Wendy — basé sur la pièce populaire de 1904 de J. M. Barrie et du roman de 1911.
« Mythologiquement, Peter Pan est lié au […] jeune dieu qui meurt et renaît… ainsi qu’à Mercure/Hermès, psychopompe, et messager des dieux qui se déplace librement entre les royaumes divins et humains, à l’image du dieu-bouc Pan […]. Dans les premières représentations de la pièce de Barrie, Peter Pan est apparu sur scène avec les deux tuyaux et une chèvre vivante. De telles références non dissimulées au dieu chthonien, souvent lascif et loin d’être enfantin, furent, sans surprise, bientôt expurgées à la fois du jeu et du roman ».
Syndrome également analysé par Ann Yeomann, analyste jungienne, dans Now or Neverland publié en 1998, comme aperçu psychologique de l’archétype du garçon éternel.
Pour que ce concept arrive jusqu’en France, il aura fallu que les Québécois puis les Belges s’intéressent au sujet avec notamment les travaux d’Antoine Pinterovic, Saint-Exupéry ou l’enfant divin paru à Bruxelles en 1998. Concernant la traduction française, c’est à Christian Poelmans membre de la Société Belge de Psychologie Analytique que revient la primauté courageuse d’une première traduction en français, il y a de cela une vingtaine d’années maintenant. En France, il faut aussi saluer l’excellent travail de Françoise Bruley sur L’archétype puer-senex dans les écrits gnostiques8 qui vient étayer le sujet dans sa symbolique mythologique et spirituelle. Il est aussi important de souligner que la notion de puer est également à la base du mouvement des « Pédagogues Jungiens » instillé par René Barbier, Patrick Estrade, Jean-Daniel Rohart ou encore Carole Sédillot.
Marie-Louise von Franz aborde brièvement le sujet sans vraiment le développer : qu’en est-il de la Puella Aeterna ? Comment se manifeste la petite fille ? Quelle place sociale a-t-elle ? Le sujet mériterait d’être davantage exploré par des autrices sous un angle clinique et sociétal. Heureusement, il existe quelques pionnières modernes, l’analyste Susan E.Shwartz, Loura Grissel…
Saint-Exupéry, petit prince français
Le Petit Prince est le livre le plus traduit au monde et le plus vendu après la Bible, c’est également un livre intrigant qui recèle d’envoûtants mystères symboliques. Inspiré de l’expérience d’Antoine de Saint-Exupéry qui a eu plusieurs fois l’occasion de se confronter à des pannes au beau milieu du désert, c’est sans doute l’une d’elles, lors d’un vol Paris-Saïgon où il fut miraculeusement sauvé par une caravane de nomades, qui l’a aidé à incarner l’aviateur du récit. Avant de s’atteler à l’écriture, il était comme fasciné par un jeune personnage qu’il esquissait souvent dès qu’il avait un peu de temps, sur des nappes froissées, des feuilles volantes. Il suffira qu’on l’ampute de ses ailes et qu’on laisse rayonner ses cheveux blonds pour qu’il devienne le Petit Prince. Même s’il est né aux États-Unis en 1943 pendant la Seconde Guerre mondiale, nous fêterons — en 2026, l’édition française parut chez Gallimard en avril 1946 — en France, ses 80 ans. L’enfant a bien vieilli !
Alors, amis français, ne nous offusquons pas… tout de suite ! Même si, Marie-Louise von Franz à pu parler de Saint Exupéry en ces maux — mots engagés : « Son art est très névrotique : il écrit sa névrose, il est peu probable qu’il ait été un grand artiste. »9 Toucher à un monument sacré de la littérature française est presque un attentat national ; néanmoins, humaniser le personnage permet de mieux comprendre ses projections et ainsi se poser des questions sur soi !
En effet, la pensée littéraire de l’Analyste et l’exigence de sa rigueur scientifique peuvent, souvent, assécher et enfermer certaines dimensions du vivant, c’est le cas ici dans le traitement de l’œuvre de Saint-Exupéry, qui ne peut nullement se laisser réduire à la simple compréhension du mental. Autant l’individuation ne peut pas être comprise tant qu’elle n’est pas pleinement vécue, autant l’univers de l’Artiste, du Créateur, ne peut sans doute pas être quantifié par la rationalité. Essayer de comprendre l’autre, c’est apprivoiser un univers avec son prisme, ses propres préjugés et son vécu. On peut y capter certaines poésies communes, certains signaux convergents, mais croire que l’on en a pleinement exploré la dimension est une maladroite tentative d’établir une psychologie de la rationalité. Il faut aussi rappeler qu’Antoine de Saint-Exupéry perd son père à l’âge de 4 ans, son seul frère à 17 ans et son grand-père à 19 ans. La famille rejoindra le grand-père paternel dans l’année des 9 ans d’Antoine. Le petit-garçon découvrira alors une image d’homme dans la rigueur et la discipline qui le marquera sans doute beaucoup. Avant d’être un puer, il est sans doute un enfant en recherche de repères et de sens à qui l’écriture permet de s’évader d’une matérialité pesante.
Alors, oui, les propos de Marie-Louise von Franz, sur le fond, sont terriblement pertinents, mais nous avons là un bel exemple d’une pensée produite par un animus puissant, pertinent, tranchant et radical ; ce qui nous fera peut-être, sur la forme, regretter un peu de douceur et de conciliation.
On pourrait légitimement se poser la question : pourquoi avec un tel sujet, il n’y ait eu aucune version française ? Il est tout d’abord fort probable que dans l’auditoire initial des conférences — a priori un public comprenant de nombreux Américains — il n’y avait aucune personne d’origine française, ce qui aurait sûrement contribué à élargir le débat, réduisant par là même quelques préjugés. Ainsi, établir un parallèle entre la bourgeoisie française et la psychologie nazie était sacrément osé, seulement un quart de siècle après la fin de la Seconde Guerre Mondiale. Cela pourrait-il s’expliquer en partie par la période politique française — l’éternel retour du chef prophétique — marquée par le retour d’un Gaullisme dur en France ?
Ensuite, il est possible que Marie-Louise von Franz ait elle-même interdit la publication de ces conférences en français prétextant — comme Jung l’avait fait également auparavant 10—
que la France n’était pas prête pour accueillir la subtilité de ces propos. Nous pouvons aussi émettre l’hypothèse que devant le nombre de petites erreurs historiques concernant la vie de Saint-Exupéry, l’autrice ne se soit pas sentie suffisamment à l’aise sur le sujet pour le défendre en France ce qui peut nous paraître dommageable, car cela aurait pu permettre d’asseoir un sujet qui a toute sa place au sein de l’Hexagone : le rapport, essentiel, entre le Puer et la Créativité.
Bruno Goetz et la recherche d’espace
Bruno Goetz, d’origine germano-balte et russe, est né le 6 novembre 1885 à Riga en Lettonie. Il est décédé à Zurich en Suisse, le 19 mars 1954. Dès son plus jeune âge, il lutte contre de nombreuses dépressions qui l’amènent à visiter Vienne pour y rencontrer Sigmund Freud qui, pourtant, lui déconseille de commencer une analyse. Il s’installe alors de 1905 à 1909 à Ascona dans la jeune colonie d’artistes de Monté Vérita. Il y côtoie les milieux anarchistes, il y rencontre Otto Gross qui eut notamment quelques séances d’analyse mouvementées, en compagnie de Carl Gustav Jung. Ses deux romans sont profondément inspirés de son expérience à Ascona. Quelque temps après son arrivée, il assiste à la mort mystérieuse de Charlotte Pauline Hattemer dont il semble avoir été amoureux. L’enquête officielle conclut à un suicide, Otto Gross lui ayant fourni le poison pour mettre fin à ses jours. Mais Bruno Goetz ne semblant pas être en accord avec les conclusions de l’affaire, cette histoire lui inspirera plus tard son deuxième roman Le visage divin (1927). Charlotte Hattemer y est dépeinte comme une sainte, véritable figure d’Anima liée à la Terre mère. Goetz dans cette histoire, raconte à demi-mot — version corroborée par deux autres témoins — la pression qu’exercèrent deux écrivains réfugiés chez Lotte Hattemer, Johannes Nohl et Erich Mühsam ainsi qu’Otto Gross afin qu’elle finance leur cause. On ne sait pas grand-chose du séjour de Goetz à Ascona si ce n’est qu’un article de journal tessinois relate que, le 21 juillet 1909, un « étranger vagabond et sans le sou », un certain Bruno Goetz avait quitté Ascona sans avoir payé ses dettes. Pendant plus d’une décennie, jusqu’aux années 1920, il mène une vie vagabonde et agitée. Il apparaît tantôt à Munich, tantôt à Zurich ou à Ascona, une vraie vie de bohème en compagnie de Gusto Gräser. En 1918, il écrit à Ascona son premier roman Un Royaume sans Espace. Gräser inspira clairement la figure de Fo qui, comme le personnage du roman, joue de la flûte, incite les jeunes à l’exaltation et à la débauche en sa compagnie. Il est danseur et appelle à la danse, célèbre les animaux et la nature. Il est le moteur de la « frénésie de la danse dionysiaque » dans la forêt d’Ascona. Parfois, il apparaît également avec un petit essaim, une « bande » de compagnons ; à Gaienhofen en 1907, il vient chez Hesse avec trois autres « frères du soleil ». Il se proclame le fils de Mère Nature et en avance sur son époque, il essaie de sensibiliser les populations aux méfaits des hommes sur la nature et sur la forêt qui finira indéniablement par disparaître si l’humain la méprise. Il aime la Terre et ne veut pas la dominer ni en être maître. Il erre dans un costume atypique, « une robe de randonnée grise », une « robe de saint fou ». Les gens le prennent pour un illuminé, un simple d’esprit, mais il ne s’en préoccupe pas. Malade dès 1915, Gusto Gräser décédera en 1920.
Jung a dû découvrir le roman de Goetz et le lire avec beaucoup d’intérêt. Dans cette œuvre, il fait face aux idéaux libertaires et anarchistes nécessaires à l’individuation, mais aussi à leurs excès hédonistes et idéalistes. Après tout, Jung avait été menacé quelques années auparavant de la même dissolution, tiraillé par la même dichotomie que celle vécue par Melchior, le héros indécis de Goetz.
Jung ne connaissait que trop bien le personnage de Fo. Il l’avait rencontré sous la forme d’Otto Gross et peut-être aussi via Gusto Gräser, lui-même. Jung, comme Goetz, avait été fasciné par l’appel de l’homme errant, mû par son propre désir de liberté. Mais est-il possible de s’éloigner du royaume glacé de la tradition, celui du seigneur von Spät, l’ancien souverain dogmatique ? Jung y choisit, pour sa part, l’ordonnancement des archétypes, la déférence envers la puissance de l’inconscient et l’écoute du Soi. En analysant le roman de Goetz, Jung met en exergue la dualité auquel tout être doit faire face dans son individuation.
« En une vision singulière, Bruno Goetz a vu le secret des événements qui allaient se dérouler en Allemagne dans son livre le royaume sans espace. À l’époque (1919), j’ai noté le livre comme une météo allemande et je ne l’ai jamais perdu de vue. Il anticipe le conflit entre le royaume des idées et la vie concrète, entre la double nature de Wotan en tant que dieu de la tempête et dieu des rêveries secrètes. Il disparut lorsque ses chênes furent abattus, mais réapparaît lorsque le Dieu des chrétiens s’avéra trop faible pour sauver la chrétienté d’une tuerie fratricide. Lorsque le Saint-Père, à Rome, dépouillé de tout pouvoir, n’eut plus que celui de se lamenter impuissant devant le sort du grex segregatus, le vieux chasseur borgne ricana à la lisière de la forêt germanique, et sella son fidèle Sleipnir ».11
À la suite de ses conférences, Marie-Louise von Franz fit un commentaire, chapitre par chapitre, dans une nouvelle édition en 1962 : Bruno Goetz : Das Reich ohne Raum. Eine Vision der Archetypen. Origo Verlag, Zürich, 1962. Le royaume sans espace, n’en reste pas moins terriblement d’actualité au regard des phénomènes collectifs que nous sommes amenés à vivre au sein de nos sociétés actuelles. À l’opposé, du puer, se tient le senex hiératique, conservateur et sérieux.
En prolongeant cette lutte fratricide entre le personnage de Fo, incarnant le puer et celui de Von Spät symbolisant l’idée du senex, nous ne pouvons qu’être amenés à prendre de la hauteur et ainsi, gravir la montagne de l’inflation menant aux cimes de l’énantiodromie, pour rebasculer ensuite vers la vallée, au travers de changements de paradigmes violents et radicaux. Mais alors, ne pouvons-nous pas envisager de transformer cette lutte à mort en dialogue, réunir les intérêts des parties autour de sa table ronde intérieure et les faire travailler ensemble vers un but commun : l’individuation ? Dans la dernière partie, Marie-Louise von Franz parle du livre le Royaume sans Espace en ces termes :
« Si vous ne pouvez pas rester au milieu des deux opposés, vous êtes perdu, ce qui est exactement l’histoire tragique de ce livre ».
Puer Aeternus, p.287
Le Début et la fin
Comme disait très bien Daryl Sharp, éditeur de la version canadienne, en tant qu’homme adulte, certains propos sont difficiles à entendre pour le petit garçon qui sommeille en soi. À la suite de la réédition canadienne, il est devenu un brillant analyste sur Toronto — malheureusement récemment décédé fin 2019.
Au regard de l’ensemble de l’œuvre de Marie-Louise von Franz, ce texte avec les articles présents dans le recueil Psychothérapie, l’expérience du praticien est sans doute l’un des plus représentatifs de sa pratique et de sa contribution clinique.
Nous retrouvons dans ses conférences, l’affirmation et la franchise également présente dans Les fondements de la psychologie analytique, les conférences Tavistock de Carl Gustav Jung où leurs orateurs ne cherchent pas le consensus avec l’auditoire, mais ont l’immense courage de défendre leurs certitudes en se basant sur leurs cliniques, et sur leurs expériences intérieures. Psychologiquement, ces conférences, comme pour toutes élocutions quelque peu spontanées, nous laissent entrevoir à la fois l’ombre, mais aussi le Genius et le spiritus rector de leur orateur, c’est le cas dans les séminaires de C.G. Jung, et également chez Marie-Louise von Franz. Nous rentrons, de manière touchante, dans l’univers intimiste de la pensée complexe de l’oratrice. Mais il est vrai que nous pouvons aujourd’hui être légitimement choqués par les propos aussi directs et pathologisant de l’oratrice au sujet de l’homosexualité, d’autant qu’il existe, à ce sujet, une zone assez floue concernant sa vie privée.
Il est nécessaire de distinguer le puer en tant qu’image archétypique de sa dimension éternelle, figée et rétrograde : l’aeternus. Vous l’aurez compris, les travaux de Marie-Louise von Franz se concentrent ici, sur les problématiques cliniques et développementales de la psyché laissant de côté les autres dimensions de l’archétype. C’est pour cela que la préconisation du traitement du puer aeternus par le travail peut nous paraître très dure au regard de nos sociétés actuelles. Tout dépend de ce que l’on entend de l’étymologie du mot travail ? Est-ce que son sens vient du latin « tripalium » qui désigne l’instrument de torture ? Ou du latin « trans » qui exprime l’idée « d’un voyage qui comporte des obstacles » ? À l’image du phénomène Japonais des Hikikomoris, de nombreux jeunes occidentaux n’ont pas les ressources pour faire face aux injonctions de performances sociales et préfèrent se réfugier dans des mondes virtuels, dans l’écrin protecteur de leur chambre. Nous sommes une société qui perd ses rituels initiatiques et ses valeurs symboliques. L’injonction à la concurrence, à la performance et à la standardisation inconsciente des normes de la société mondiale du web peut paraître une hydre impossible à terrasser à l’enfant intérieur, même muni de l’épaisse armure de l’ego, car la valeur « travail » a elle aussi perdu son sens profond, celui du dépassement de soi. On retrouve sans doute ici d’antiques racines présupposant que la seule force de la volonté triomphe de l’épreuve. N’est-ce pas là une inflation du mental ? Que diraient les Moires ou les Parques ? Et si on va même jusqu’à prêter l’oreille aux sceptiques grecs, peut-on évoluer ou grandir, si on n’en a pas la nécessité ?
Bien sûr, comme toute manifestation de l’archétype, le puer aeternus a incontestablement une dimension pathologique. Dans nos sociétés dites modernes de « l’hyper » — hyperconsommation, hypercommunication, hyperrapidité — les traits du senex et du puer se sont également intensifiés. Les pueri deviennent les chantres de l’hédonisme, du « tout, tout de suite » et du modèle de consommation de l’objet et de la relation. L’important pour le puer aeternus est de briller intensément, bien souvent au détriment du sens et peut importe la cause. Il y a incontestablement dans l’inconscient des générations nouvelles, une crise du sens et des valeurs. Comme nous disait Antonio Gramsci dans ses cahiers de prison :
« La crise, c’est quand le vieux monde est en train de mourir et que le nouveau tarde à naître ; dans ce clair-obscur naissent les monstres ».
L’humanité n’est plus tournée vers un avenir radieux, la terre dans sa lamentation n’offre plus d’espace mystérieux et la valeur dominante s’appelle consommation, exploitation de son frère humain. Face aux troubles et à la pression collective, il nous faut revenir à l’idéal oriental : l’ordre à l’intérieur d’un maximum d’individus établit l’ordonnancement d’une communauté dans son ensemble. Pour citer un passage des conférences :
« C’est le problème moderne du pouvoir envahissant de l’État, et de la dévaluation de l’individu, ce qui dans une moindre mesure est aussi le problème du puer aeternus à chaque fois qu’il a du mal à s’adapter, mais c’est également le problème de notre temps. Le sentiment de révolte que la plupart des gens ressentent, être considéré comme un mouton dans un troupeau ne se limite pas au puer aeternus, car il y a quelque chose d’authentique et de légitime à ressentir cela. Quiconque n’a pas résolu ce problème en lui-même — à savoir jusqu’où accepte-t-on le fait d’être un simple individu parmi d’autres et jusqu’à quel point est-on un individu avec un droit à un traitement individuel — présente cette réaction complexuelle ».
Ces conférences mériteraient d’être plus largement diffusées, car elles abordent un problème archétypique profond : celui de notre capacité à conscientiser cet enfant à l’intérieur de nous-même, en canalisant quelque peu sa puérilité envahissante afin de surfer sur son énergie vitale créatrice. La conjonction appelle à reconnaître et à conscientiser l’existence du puer qui vit en chacun de nous, à observer l’intensité de ses désirs et de son énergie. Les opposés dans leurs manques de nuances ne deviennent-ils pas pathologiques lorsqu’ils se figent ? Après tout, peut-être que la vitalité du puer provient de la profondeur du senex ?
Il est particulièrement important de se rappeler, lorsqu’on pense au puer que si l’énergie psychique infantile n’est pas capable de s’écouler à travers les canaux de la spontanéité ou de se transformer de manière constructive, elle tombe alors à l’intérieur de la psyché et y durcit en ajoutant son poids à l’inconscient. Marie-Louise von Franz nous fournit une clé importante en insistant particulièrement dans cette dernière version — en rajoutant quelques paragraphes à la fin — sur le rôle majeur de la sophia et du principe féminin en tant que germe de la conjonction. Comme disait Jung, nous ne pouvons donc qu’avoir « l’espoir anxieux que la quête du sens l’emportera. »
Je conclurais par ces mots, de Jung, dans Contribution à la psychologie de l’archétype de l’enfant :
« Le thème de l’enfant se retrouve fréquemment dans le domaine de la psychopathologie (…). Cependant, la manifestation la plus claire et la plus signifiante du motif de l’enfant dans le traitement des névroses est celle du processus de maturation de la personnalité induit par l’analyse de l’inconscient, que j’ai nommé processus d’individuation. »12
Il conclut sa contribution en ces termes :
« L’enfant est l’abandonné, le délaissé et en même temps le divinement puissant ; il est le début insignifiant, douteux et la fin triomphante. L’éternel enfant dans l’homme est une expérience indescriptible ; un état d’inadaptation, un défaut et une prérogative divine ; en dernier lieu, un impondérable qui fait la valeur ou non d’une personnalité ».13
Loïs Le Tuault
Analyste Jungien et Traducteur
Notes
1James Hillman (1926-2011), psychologue et analyste américain, influencé par la pensée de Jung. Il a été le premier « directeur » de l’institut Carl Gustav Jung (1959-1969) et est connu pour son concept de « Psychologie Archétypale ».
2James Hillman : The unmaking of a psychologist, Part two: the problem
of the puer dans Journal of Analytical Psychology 2014, 59,486–502.
3James Hillman, The Great Mother, her son, her hero, and the puer dans
Fathers and Mothers, ed. P. Berry. Zurich, Spring Publications, p 92. On retrouve certaines de ces idées en français dans Le Mythe de la Psychanalyse, James Hillman, Imago.
4Interviews. New York : Harper & Row, 1983.
5The Life and Ideas of James Hillman, 2013, p.591.
6Ibid p. 592
7Senex and Puer: an aspect of the historical and psychological presents.
1967.
8Françoise Bruley, L’archétype puer-senex dans les écrits gnostiques, Rafael de Surtis, Cordes sur Ciel, 2010.
9Dans la sténographie vers la fin de la 2e conférence. Ce passage a été révisé par l’autrice en 1987. Il se situerait aujourd’hui au niveau de la page 64. C’est un bon exemple des révisions que l’autrice a faites sur son texte.
10Voir Florent Serina, C.G. Jung en France, Les belles Lettres, 2021.
11 C. G. Jung, Aspects du drame contemporain, p.73-74, Georg et Cie.
12C. G. Jung, Introduction à l’essence de la mythologie, p.115, Payot.
13Ibid, p.141.Cité par l’auteur page 81 du présent ouvrage (voir note 47).
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